Roland Lehoucq – “Dune illustre parfaitement une idée essentielle : les sciences ne sont pas cloisonnées”

par | Avr 14, 2025 | Ecoles, Ingénieurs, UniLaSalle Amiens, UniLaSalle Beauvais

Le 25 mars dernier, UniLaSalle a eu le privilège d’accueillir Roland Lehoucq dans le cadre du cycle de rencontres “Les auteurs nous parlent”, dédié aux échanges entre étudiants lasalliens et écrivains. Lors de cet événement, les étudiants ont pu dialoguer avec l’astrophysicien et vulgarisateur scientifique autour de l’ouvrage collectif Dune : exploration scientifique d’une planète-univers, auquel il a apporté sa contribution.

L’astrophysicien, spécialiste de la physique théorique et de la cosmologie, est connu pour ses travaux de vulgarisation scientifique, notamment en liant la science à la science-fiction. Il analyse les concepts scientifiques derrière les œuvres de fiction, explorant leur plausibilité. Auteur de nombreux ouvrages et conférencier passionné, il contribue à rendre la science accessible au grand public.

Roland Lehoucq

Roland Lehoucq, vous êtes astrophysicien mais aussi êtes passeur de sciences. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vulgariser ? Quel rôle pensez-vous que les scientifiques comme vous doivent jouer dans la culture générale et la société ?

Roland Lehoucq – “Ce qui m’a donné envie de faire de la vulgarisation remonte à longtemps. Dès mes 17 ans, j’ai commencé comme animateur dans des camps d’astronomie. Très vite, j’ai ressenti une envie profonde de transmettre, d’enseigner et de partager mes connaissances, et cela ne m’a jamais quitté.
Il y a eu plusieurs étapes dans mon parcours. Après cette première expérience d’animation, j’ai poursuivi mes études, puis, à la fin de celles-ci, vers 1995-1996, j’ai commencé à écrire des textes de vulgarisation et des articles. J’ai d’abord écrit pour Pour la Science, où j’ai créé la rubrique Idées de Physique, reprise quatre ans plus tard par deux collègues qui la tiennent toujours aujourd’hui, plus de vingt ans après. J’ai également animé une autre rubrique, Science et Fiction, pendant cinq ans, et je collabore depuis 25 ans avec la revue de science-fiction Bifrost.

Parallèlement à l’écriture, j’ai publié plusieurs ouvrages dans le but de diffuser les connaissances scientifiques sous d’autres formats. J’ai aussi donné de nombreuses conférences, entre 50 et 60 par an, soit plus d’une par semaine en moyenne. C’est un autre moyen essentiel de transmettre la science, en complément de l’écriture et de l’enseignement.

Pendant longtemps, j’ai enseigné la physique aux futurs physiciens, notamment à l’École polytechnique et à Centrale Paris. Puis, lorsque ces contrats ont pris fin, j’ai élargi mon enseignement à un autre public, en intégrant la physique dans un cadre plus général de « sciences naturelles » pour des étudiants en sciences humaines. Depuis une vingtaine d’années, mes recherches et mon enseignement se concentrent particulièrement sur les questions de changement climatique, d’énergie et de notre rapport à l’environnement.

Aujourd’hui, mon travail s’articule autour du triptyque matière-énergie-climat. En tant que physicien, mon approche repose d’abord sur ces aspects, mais elle s’étend aussi aux dimensions biologiques, chimiques, politiques et éthiques de ces enjeux cruciaux. Ce cheminement intellectuel, construit sur plus de vingt ans, m’a amené à me consacrer exclusivement à ces thématiques dans mon enseignement.”

Votre livre analyse Dune à travers de nombreuses disciplines scientifiques. Parmi toutes ces approches, laquelle vous semble la plus féconde pour faire dialoguer science et fiction auprès d’un public étudiant ?

Roland Lehoucq – “Dans l’ouvrage que j’ai dirigé, je n’ai écrit qu’un chapitre, mais le livre couvre une grande diversité de thématiques autour de Dune. On y trouve un chapitre sur les voyages interstellaires, d’autres sur l’énergie – notamment l’origine de l’énergie des Fremen –, sur l’épice et sa chimie, sur les religions, la linguistique, le genre avec les Bene Gesserit, ou encore sur la culture américaine. D’ailleurs, l’un des auteurs, Chris Robinson, a analysé comment certaines scènes du roman sont directement inspirées d’événements réels de la politique américaine, ce que lui, en tant qu’Américain, perçoit immédiatement, alors que moi, je n’aurais pas forcément fait le lien.

Cette multiplicité d’approches est ce qui rend Dune si intéressant : on peut l’aborder sous de nombreux angles complémentaires, qui enrichissent l’œuvre bien au-delà de son aspect spectaculaire, que ce soit en roman ou en film. Bien sûr, l’œuvre est d’abord faite pour captiver, pour transporter le lecteur ou le spectateur. Mais au-delà de cet aspect, elle ouvre aussi la porte à une multitude d’analyses.

C’est d’ailleurs ce qui permet à des étudiants de tous horizons d’y trouver un intérêt. Un physicien y découvrira des concepts scientifiques liés à son domaine, un chimiste s’intéressera à l’analyse de l’épice, un philosophe explorera les implications des idées développées dans le roman, un linguiste pourra se pencher sur les mots inventés par Frank Herbert et leur processus de création. Chacun peut ainsi y trouver un point d’entrée qui lui parle, tout en découvrant d’autres perspectives qui enrichissent sa compréhension de l’œuvre.

C’est précisément cet aspect que je trouve fascinant dans la science-fiction. C’est un genre où la science est bien plus qu’un simple décor. Contrairement à d’autres littératures où les avancées scientifiques servent d’arrière-plan – les romans d’il y a 40 ans mentionnaient des téléphones à cadran, ceux d’aujourd’hui parlent de smartphones –, la science-fiction place la science et la technique au cœur de l’intrigue. Mais ce n’est pas une science purement démonstrative : elle est utilisée pour nourrir des intrigues, créer des tensions et soulever des questionnements profonds. Elle sert d’expérience de pensée, permettant d’imaginer les conséquences sociales et politiques des avancées technologiques sur l’humanité.

C’est en cela que Dune est une œuvre magistrale. Elle peut être analysée sous l’angle de son époque de création, mais aussi à travers une lecture contemporaine, en écho avec nos préoccupations actuelles. Elle illustre parfaitement une idée essentielle : les sciences ne sont pas cloisonnées, elles sont interconnectées. Bien sûr, dans un cursus académique, on se spécialise progressivement – on passe d’une vision généraliste au lycée à des domaines pointus comme la sédimentologie en géologie, par exemple. Mais cette spécialisation ne doit pas faire oublier l’importance d’une vision d’ensemble, d’une approche globale intégrant physique, biologie, chimie et même les sciences humaines et sociales.

C’est justement ce que la science-fiction permet : elle offre une perspective élargie, une « défocalisation » qui remet chaque discipline en lien avec les autres et avec le monde humain. C’est une littérature qui ne se limite pas à raconter des histoires, mais qui propose une réflexion sur notre société et nos futurs possibles.
Quant à son aspect visionnaire, il est souvent mis en avant, mais ce n’est pas son but premier. La science-fiction ne cherche pas à prédire l’avenir ; elle pose des questions, elle explore des possibles. Il arrive que certaines œuvres se révèlent étonnamment justes avec le recul, mais ce n’est jamais leur objectif initial. On se souvient des auteurs qui ont anticipé certaines évolutions, et on oublie ceux qui se sont trompés. Mais leur intérêt ne réside pas dans la justesse de leurs prédictions, plutôt dans les réflexions qu’ils nous ont poussés à mener.”

Dune est souvent cité comme une œuvre profondément écologique. Selon vous, en quoi cette œuvre peut-elle éveiller les consciences écologiques des jeunes générations, notamment dans une école comme UniLaSalle qui forme aux sciences du vivant et de la Terre ?

Roland Lehoucq – “L’univers de Dune relève de l’écofiction, mais il ne s’agit pas de la seule œuvre du genre. Ce qui est particulièrement intéressant avec Dune, c’est qu’il présente un monde où les ressources sont rares, où la vie est extrêmement difficile, notamment dans un environnement chaud, désertique et avec peu d’eau, en tout cas pour les Fremen. En revanche, les habitants de l’Imperium vivent dans l’opulence, avec de vastes ressources et une technologie avancée leur garantissant tout le confort souhaité. Cette opposition illustre parfaitement comment la science-fiction permet de prendre du recul sur notre propre monde en proposant un cadre différent, où l’imaginaire autorise une liberté d’exploration et de réflexion.

La science-fiction, en offrant ce pas de côté, permet de voir notre propre réalité sous un autre angle. Dans l’univers de Dune, les règles du monde sont établies et acceptées, ce qui offre un terrain propice à des réflexions profondes sur notre propre société. Cette approche est particulièrement pertinente pour les jeunes générations, qui grandissent dans un monde où les crises écologiques et sociétales sont omniprésentes. Ils en ont une conscience quasi intuitive, même s’ils n’en maîtrisent pas tous les détails.

En revanche, ce sont les générations plus âgées qui ont souvent du mal à prendre pleinement la mesure du problème. Ayant vécu dans un monde où ces préoccupations étaient moins urgentes ou moins visibles, certains peuvent adopter une attitude de désintérêt. Mais il est essentiel que tous prennent conscience de leur responsabilité dans la situation actuelle et du besoin de transformer leur mode de vie pour laisser aux jeunes des marges de manœuvre.

Cette transmission intergénérationnelle ne doit pas être à sens unique. Certes, les anciens enseignent aux jeunes leurs connaissances et leur expérience, mais en retour, les jeunes ont le droit d’exiger une prise de conscience et des actions concrètes de la part de leurs aînés. Ce trade-off entre générations, souvent négligé, est crucial : les jeunes doivent recevoir des outils intellectuels et pratiques pour naviguer dans un monde en mutation, mais ils doivent aussi pouvoir compter sur les générations précédentes pour leur laisser un espace d’action suffisant. Cela peut passer par une réduction de la consommation des ressources par les plus âgés, afin que les générations futures aient encore de quoi bâtir leur propre avenir.

Cette réflexion trouve un écho dans Dune, où le temps long est un élément central. Les décisions prises dans le passé, comme le Djihad Butlerien, ont des conséquences majeures sur le présent. Ce rejet des machines pensantes a conduit à la création des Mentats, des humains hautement spécialisés dans le traitement et l’analyse des informations. Cependant, comme toute intelligence basée sur l’analyse des données, ils restent soumis au principe du bullshit in, bullshit out : si on leur fournit des informations erronées, leurs conclusions seront fausses. Cette problématique, que nous rencontrons aujourd’hui avec l’intelligence artificielle, montre à quel point Dune soulève des questions intemporelles et toujours pertinentes.

Ainsi, partir d’une œuvre de science-fiction comme Dune permet d’aborder des problématiques complexes sous un angle plus accessible et engageant. Il est souvent plus facile d’attirer un public en annonçant une conférence sur Dune que sur un sujet trop académique. Cela permet d’initier une réflexion qui, autrement, serait peut-être moins abordable ou moins attirante pour le grand public. En somme, la science-fiction constitue une porte d’entrée idéale pour discuter de sujets de fond, en rendant ces discussions à la fois captivantes et accessibles.”

Si vous deviez transposer un élément de Dune dans notre monde pour faire progresser la science ou la société, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Roland Lehoucq – “Dans le monde de “Dune”, l’idée du renoncement technologique est un concept central, illustré notamment par le Djihad Butlerien. Ce mouvement fictif décrit une révolte contre les machines pensantes, aboutissant à leur interdiction totale. Cette thématique résonne avec notre société actuelle, où l’innovation est souvent perçue comme une accumulation incessante de nouvelles technologies, sans remise en question de leurs impacts.

Or, l’innovation pourrait aussi être définie comme un “truc de moins” : apprendre à se passer d’une technologie néfaste au lieu d’en adopter systématiquement une nouvelle. Aujourd’hui, nous sommes face à des innovations aux conséquences discutables, notamment l’intelligence artificielle. Son coût énergétique, son exploitation des ressources et son potentiel de surveillance posent question. Devons-nous alors, à l’instar du Djihad Butlerien, envisager un renoncement à certaines avancées technologiques avant qu’elles ne deviennent incontournables et irréversibles ?

L’exemple des téléphones portables illustre bien ce phénomène. Une fois adoptés massivement, il devient presque impossible de s’en passer, malgré leurs impacts environnementaux et sociaux. Cette dépendance aux technologies une fois intégrées dans nos vies interroge : faut-il freiner leur adoption tant qu’il en est encore temps ?

Finalement, cette réflexion soulève une question essentielle : la société doit-elle repenser le progrès non plus en termes d’accumulation, mais en termes de sélection des technologies bénéfiques, tout en rejetant celles qui posent des risques majeurs ? “Dune” nous invite ainsi à imaginer un futur où la sagesse prime sur l’engouement aveugle pour l’innovation.”